Les obligations liées au développement durable : faut-il souhaiter le pire ?
Les marchés émergents ont été très animés ce mois-ci par les nouvelles émissions, avec notamment une augmentation considérable du volume d’obligations labellisées ESG. De nombreuses obligations durables, sociales et vertes sont en ce moment mises sur le marché par les émetteurs. Elles bénéficient actuellement d’une forte demande grâce aux entrées de capitaux dans les marchés émergents et au développement continu des stratégies ESG.
Moins courantes, les obligations liées au développement durable (« Sustainable Linked Bonds », ou SLB) ont néanmoins continué de s’imposer comme un moyen crédible et prospectif pour les investisseurs de s’exposer aux progrès qu’un émetteur réalise en matière ESG. Le niveau des coupons des SLB est conditionné à l’atteinte par l’émetteur d’un objectif de performance de durabilité : par exemple, le coupon augmente de X points de base (en général 25 points de base) par an si l’émetteur n’atteint pas son objectif. Nous avions écrit un article l’année dernière sur la nécessité d’analyser de façon approfondie les obligations liées au développement durable avant d’investir.
Depuis que la société brésilienne Suzano a émis les toutes premières obligations liées au développement durable en septembre 2020, quelques émetteurs brésiliens ont également fait appel au marché en proposant cet instrument. À l’instar de Suzano, l’entreprise de logistique Simpar a émis un SLB assortie d’une clause d’augmentation de coupon (« step-up » de 25 pb) basée sur des objectifs de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. La société Simpar est très bien notée (AA) par l’une des principales agences de notation ESG, de sorte que le SLB émis pourrait moins prêter le flanc à des accusations d’écoblanchiment (« greenwashing »). Klabin, une entreprise de pâte à papier, a émis une structure intéressante mais légèrement différente. L’obligation émise est assortie de 3 clauses distinctes d’augmentation du coupon (pour un total de 25 points de base) basées sur trois indicateurs de performance eux-mêmes distincts (consommation d’eau, utilisation des déchets et réintroduction d’espèces sauvages dans l’écosystème). Cette émission obligataire vise à compléter son programme existant d’obligations vertes.
Le paradoxe des SLB est que les investisseurs peuvent souhaiter que l’émetteur échoue à atteindre ses objectifs de durabilité afin d’obtenir une meilleure performance de l’obligation. Ce n’est peut-être pas une question politiquement correcte dans un monde où tous les investisseurs prétendent avoir « l’ESG chevillé au corps »… mais c’est une question très pertinente lorsque l’on examine l’équilibre économique des SLB. Pour prendre un exemple trivial, une obligation liée au développement durable à 10 ans assortie d’un coupon de 5 % qui se négocie au pair (100) et dont le rendement à l’échéance est de 5 % verra son prix augmenter d’environ 2 % après l’augmentation du coupon de 25 points de base (en supposant que les investisseurs exigent toujours un rendement de 5 % pour compenser le risque de crédit). Il sera alors toujours possible de dégager un profit si le spread de l’obligation s’écarte de moins de 25 points de base (soit l’augmentation du coupon).
Pour faire partie du camp des cyniques (et plutôt exagéré) qui souhaite qu’un émetteur n’atteigne pas ses objectifs de durabilité, il faut partir du principe que le risque de crédit n’est pas (ou très peu) influencé par l’indicateur clé de performance de l’entreprise (émissions de GES, consommation d’eau, etc.) fixé dans la documentation de l’obligation liée au développement durable. Autrement dit, dans notre exemple d’obligation à 10 ans, il faut s’attendre à ce que le rendement de 5 % (dans des conditions de marché similaires) reste inchangé même si l’entreprise n’a pas atteint ses objectifs de durabilité (voir le scénario 1 ci-dessous).
D’un point de vue purement éthique (en mettant de côté l’aspect économique de l’investissement), les investisseurs responsables peuvent prétendre que profiter d’une entreprise qui n’atteint pas ses objectifs correspond simplement à la compensation du risque que l’entreprise ne participe pas à l’effort demandé en matière de durabilité. Certains peuvent aussi simplement regretter l’absence d’améliorations alors qu’ils se soucient des impacts ESG de leurs investissements.
Une approche différente (qui n’est pas incompatible avec une démarche éthique) consiste à penser que la non-atteinte des objectifs pourrait avoir un impact sur le risque de crédit, et donc sur le rendement exigé par les investisseurs. Dans un monde où la réglementation est devenue de plus en plus contraignante en matière de normes environnementales, toute entreprise prenant le changement climatique à la légère s’expose à des perturbations opérationnelles dans le futur, ainsi qu’à un risque d’amendes et de poursuites judiciaires. La recherche crédit prospective tient compte de ces facteurs et les agences de notation intègrent désormais de façon plus concrète les facteurs ESG. C’est là que les SLB deviennent très intéressantes pour les investisseurs : elles incitent les entreprises à engager une transformation nécessaire de leur modèle. En cas de succès, les investisseurs sont exposés à des entreprises qui se sont transformées de façon pertinente au sein de leur environnement commercial (ce qui est positif pour la génération d’alpha et pour la gestion des risques). Et en cas d’échec, ils obtiennent une certaine compensation au travers de l’augmentation du coupon. Avec une obligation « normale », un émetteur qui ne s’engage pas dans la transformation requise peut voir son activité souffrir et son profil de crédit se détériorer, ce qui finit par avoir un impact sur les spreads de crédit au fil du temps sans que l’investisseur n’obtienne de compensation sous la forme d’une majoration de coupons. Pour revenir à notre exemple fictif de SLB, le fait de ne pas atteindre l’objectif fixé pourrait bien entraîner un élargissement du spread de crédit de plus de 25 points de base au fil du temps (voir le scénario 2). Et si ce n’est pas le cas, cela signifie probablement que l’objectif de durabilité n’était pas pertinent ou suffisamment significatif par rapport au risque commercial. Cela soulève alors la question de savoir si l’objectif de performance était vraiment ambitieux.
Outre les implications sur le risque de crédit dans le temps, un émetteur qui ne parvient pas à atteindre un objectif de durabilité peut également voir les facteurs techniques de ses obligations se détériorer en raison d’une baisse de la demande des stratégies ESG, les gérants de celles-ci pouvant devenir réticents à détenir un émetteur échouant à atteindre ses objectifs de durabilité. Les SLB constituent un nouveau marché et seul l’avenir nous dira comment les gérants d’actifs réagiront à une cible manquée. Mais sur la base des très gros volumes récemment émis de nouvelles SLB, on peut supposer que de nombreux investisseurs seraient dans ce cas déçus, et/ou qu’une certaine pression à la vente s’exercerait sur ceux à qui ont été fixés des mandats stricts en matière de durabilité. Fin 2020, un certain nombre de très grands gérants d’actifs européens ont décidé de liquider leur position sur les obligations vertes émises par la State Bank of India, après que fut révélé que la banque indienne financerait la mine de charbon thermique Carmichael en Australie. Il est difficile d’imaginer à ce stade que la State Bank of India puisse revenir rapidement sur le marché en émettant une nouvelle obligation verte. Les obligations liées au développement durable pourraient bien être confrontées à une menace similaire si leurs émetteurs échouaient à atteindre leurs objectifs. À ceux qui souhaitent le pire, réfléchissez bien à ce que vous désirez vraiment.
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